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Le peintre JEAN-MARIE POUMEYROL Autobiography
[AP] n°38 - septembre-octobre 1999 |
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Jean-Marie Poumeyrol est né le 18 juin 1946 à Libourne. Elève à l'école des Beaux-Arts de Bordeaux. Diplômes Nationaux des Beaux-Arts. J-M. Poumeyrol vit et peint désormais à Pau. Depuis 1976, collaboration à diverses publications (livres et magazines). Acquisitions des musées de Toulon, Pau, Grenoble, Tarbes, Belfort, Montauban. Nombreuses expositions collectives en France et à l'étranger, notamment avec Ugarte et Soust.
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Lieux de tous les possibles
D'aussi loin que je me souvienne l'ennui m'accompagne fidèlement et tout ce temps inutile et triste, cette savoureuse vacuité génèrent des chimères qui trouvent dans ma mémoire visuelle le lieu de leurs errances. Avec le temps cet état d'incertitude entre imaginaire et mémoire s'est mué en besoin impérieux et je suis devenu un grand consommateur de solitude et d'ennui peuplés de pérégrinations vers des mondes délicieux, extravagants et vains.
En 1952, je collais sur des lettres adressées à personne des tickets de rationnement alimentaire violets qui servaient de timbres à une correspondance imaginaire et qui déteignaient abondamment. Cette année-là, une canalisation d'eau sous pression avait été installé dans la rue de Libourne où habitaient mes parents mais il n'y avait pas d'égout collectif. Les maisons de la rue donnaient sur des jardins. Tout était petit et bas ; les maisons, les appentis, et les jardins bien que surélevés par un terrain en déclive étaient aussi petits, et si j'ose dire bas. Ils étaient parsemés d'arbres fruitiers squelettiques qui ne produisaient rien. A cause de cette déclivité dans le mauvais sens, lorsqu'il y avait des orages, l'eau ruisselait depuis les jardins et canalisée par les couloirs des maisons, se déversait dans la rue. Mes parents étaient pauvres. Dans leur maison, il y avait quelques meubles dépareillés mais surtout rien. Je peux dire cela maintenant parce qu'ils sont morts et les morts sont plus aguerris au chagrin que les survivants. Le leur dire auparavant, lorsqu'ils étaient encore en vie, leur aurait fait de la peine. Donc il n'y avait rien. Pas de télévision, pas d'électrophone, pas de livres,pas un journal, à peine une antique radio donnée qui distillait par intermittence des propos incertains sur la guerre d'Indochine et beaucoup de parasites qu'une antenne en spirale démesurée n'arrivait pas à conjurer.
Ce dénuement recelait inexplicablement un trésor : un dictionnaire Larousse illustré. C'est avec que ma sœur et moi avons passé des soirées de silencieuse rêverie et d'interminables après-midi d'hivers. Disposé bien au centre de la toile cirée, il servait de modèle et je recopiais sur du carton ou du papier les gravures des illustrations avec une prédilection pour les animaux exotiques ou bizarres. Pour la couleur, il fallait inventer mais cela n'était pas difficile car la gamme de mes crayons était des plus limitée. Ensuite ma sœur les découpait et lorsqu'ils étaient dessinés sur du carton en double ils pouvaient tenir debout. Vars huit ou neuf ans, je profitais de ce travail de copiste pour retenir des mots tombés en désuétude ou qui me paraissaient incongrus et dont la définition obscure me permettait des phrases incohérentes, parsemées de mots inventés qui m'enchantaient et faisaient douter de ma clarté mentale.
Les jeudis de pluie ma mère réparait des vêtements avec la machine à coudre. Je m'asseyais par terre, à côté, pour observer l'embiellage et le volant inertiel dont le mouvement monotone transmis par la courroie provoquait l'énigmatique entrelacement du fil de l'aiguille et du fil de la cannette cachée dessous. Sur le corps noir mat de la machine, un décor doré soigneusement calligraphié développait des entrelacs de feuillages et dans un médaillon au centre une figure anthropozoomorphe, une sorte d'être-animal avec un beau profil de femme hiératique dont le torse dénudé mettait en valeur des seins pleins et sensuels particulièrement érotiques, soutenus et rapprochés par les bras à demi repliés vers l'avant. Sa chevelure était recouverte d'une coiffe égyptienne ornée de bandes horizontales compliquées et sur ses épaules, se déployaient des ailes ornées de longues plumes dont le dessin souple évoquait à la fois le soyeux des oiseaux de nuit et la puissance maîtrisée des aigles, ou d'autres oiseaux nobles et cruels. Le reste de son corps était celui d'une lionne à l'affût dont la musculature frémissante me faisait penser à ma chatte noire, chasseresse inlassable qui guettait, attentive et tapie de la même manière, au crépuscule dans les appentis de menues proies furtives. J'accablais ma mère de questions au sujet de cette femme-aigle-lion et elle me disait que c'était un sphinx, que les hommes des temps anciens l'avaient inventé, avant, autrefois et que c'était imaginaire. Cette entrée de l' « Imaginaire » dans le monde réaliste du dictionnaire m'ouvrait les portes de rêves fugitivement effleurés, sans que mes crayons osent encore matérialiser ces troublantes incertitudes de la pensée.
Vers cette même époque, de l'usine où il travaillait, mon père rapportait le soir dans un sac posé sur le cadre de sa bicyclette des chutes de bois de sciage destinés au chauffage. Ces petits morceaux de bois longs comme la main,presque jamais d'équerre et d'épaisseur variables me permettaient d'édifier dans la cour des installations, des constructions précaires d'empilements qui auraient pu être des pyramides très effilées, des tours de Babel tronconiques, des buildings à degrés comme en Amérique, parfois aussi haut que moi. J'étais devenue expert en parallélépipèdes presque rectangles simultanément torses et penchés, qui auraient bouleversé d'admiration bien des critiques d'art et n'importe quel ministre de l'intelligence et de la beauté. Mais à ce moment-là l'art conceptuel n'était pas encore à la mode en province et je restais préservé des jalousies, des haines, des compromissions et du succès grâce à mon heureuse précocité. Mes œuvres allaient directement dans le foyer de la cuisinière et c'était très bien ainsi. Je faisais aussi avec ses morceaux de bois des bas-reliefs adossées au mur d'un appentis en les empilant et en alternant le bois clair du pin et celui plus sombre du chêne. Quand des gouttes d'eau tombaient sur le chêne le tanin affleurait en petites taches sépia et ça faisait du « bois léopard ». En écrasant dessus des baies de vigne vierge je pouvais le colorer en mauve. Ma mère me disait au moins une fois par heure que les baies étaient du « du poison » et le danger de cette préparation ajoutait beaucoup à l'attrait de la teinture. Lorsque les ombres s'allongeaient dans la lumière du soir, les bas-reliefs devenaient réellement beaux.
J'avais environ dix ans lorsque ma mère, exaspérée sans doute par tant d'errances artistiques décida de m'envoyer le jeudi dans un cours de dessin où j'appris à maîtriser un peu mon enthousiasme et à contempler rêveusement de belles jeunes filles adolescentes, chuchotantes et désoeuvrées, qui le fréquentaient. Ce cours consistait surtout à faire du dessin d'observation de petites choses naturelles qui me paraissaient austères, mais dès que j'en eut compris le mécanisme je me suis mis à tout observer et à dessiner tout ce qui était observable. L'ennui et le temps vacant m'étaient une aide précieuse pour considérer avec une extrême attention les êtres et surtout les choses usuelles inanimées qui sont plus aisées à décortiquer dans leurs moindres détails, et je me laissais langoureusement étreindre peu à peu par la vie silencieuse ainsi révélée des objets communs.
Mais à Libourne vers 1960, je passais régulièrement devant une galerie exposant de la peinture abstraite qui ne pouvait que retenir l'attention. Subjugué par cette foudroyante révélation, je me lançais à corps perdu et avec une parfaite inconscience dans l'art abstrait puisque tout me permettait de penser que cette nouvelle formule me rapprocherait du bon goût de ma génération et qu'enfin à la mode, j'aurais un succès certains auprès de mes camarades et de ma professeur de dessin. Mes tableaux étaient aussi nombreux et aussi beaux que ceux de Miro et même peut-être plus beaux encore car il y avait du De Kooning stylisé dans les fonds. Cet art splendide, nécessitant beaucoup de papier et de colorants ruineux me permettait de côtoyer des tas d'admirateurs qui ne m'achetaient jamais rien.
En 1963 ma mère m'inscrivit au concours d'entrée à l'école des Beaux Arts de Bordeaux et je découvrais là un monde intelligent de culture et de civilisation attaché au savoir-faire, qui n'était pas encore imbécile et prétentieux comme il le devint plus tard. Cette découverte me fit rapidement considérer avec suspicion ma période conceptuelle prématurée et ma période abstraite sans avenir.
Après un long et agréable cheminement vers des diplômes inutiles dans cette école où tout était à disposition pour apprendre et pour créer, je me retrouvais six ans plus tard enseignant auxiliaire dans des collèges professionnels et vivais avec mon jeune fils et sa mère, loin de Bordeaux, dans des appartements exigus, à la limite d'une pauvreté que j'avais du mal à rendre décente. Pour oublier ce demi-exil et conjurer l'accablement d'une tâche dont je m'acquittais honorablement, malgré le cynisme avec lequel l'institution se plaît à asservir les êtres qui la servent et pour éloigner la tristesse des longues soirées de presque solitude, je faisais des dessins érotiques. Ils évoquaient des femmes aux formes pleines, mi-mères préhistoriques, mi-Vénus modernes, en apesanteur dans un vide cosmique de fonds gris-bleu. Ces créatures mythiques prirent rapidement des prémices d'identité qui leur permettaient de descendre sur Terre, dans un monde matérialisé. Dans les tableaux, ces femmes-fantasmes étaient simultanément des jeunes femmes idéalisées et désirables et les rémanences de femmes plus âgées qui avaient entouré mon enfance et qui avec intelligence et affection m'avaient dévoilé leur fascinant univers. Ainsi transfigurées elles vivaient dans des salons, des vérandas baroques et des intérieurs encombrés et vétustes plus ou moins imaginaire. Ces intérieurs, mélange de divers appartements mémorisés devenaient des sortes de sépultures pleines de souvenirs de guerre, de photographies sépia empoussiérées, posées là parce que la vraie vie s'était arrêté brusquement un jour et les femmes qui survivaient encore, confrontées au grand vide du désespoir, avaient réuni près d'elles dans une pièce de plus en plus petite, tous les vestiges du passé qui pouvaient les aider à oublier un peu leur solitude. Mais au fil du temps ces femmes se firent plus discrètes et sortirent des tableaux ne laissant à voir, dans les lieux où elles avaient existé que les traces de leur présence. Ces intérieurs offraient la vacuité propice à tout les possibles, à tous les mystères et à « la part maudite » que des indices seuls suggéraient. A partir de ce moment je m'intéressais à des suites d'intérieurs recelant des secrets. Cette transformation permettait aux tableaux d'aborder les inquiétudes primitives des hommes : la détresse, les obsessions, la solitude, l'obscurité, l'enfermement, le temps qui passe, la mort. Je pouvais explorer caves, couloirs, débarras, abris de jardin, soupentes, buanderies, constructions antérieures à l'architecture structuraliste. Des portes entrebâillées dévoilaient des souillardes encombrées d'éviers en grès et de réchauds à gaz en fonte émaillée et parfois, dans une alcôve exiguë, un lit défait répandait ses draps froissés. Ces lieux labyrinthiques étaient éclairés par de rares ouvertures qui laissaient filtrer sur les objets et les traces diverses une lumière insidieuse cruellement révélatrice. Par ces ouvertures on devinait ce qui entourait le bâtiment : des terrains vagues, des friches industrielles, les toits des immeubles d'en face, des marécages et dans ces « paysages » des feuillages à l'automne, de la neige, la lumière dorée de la fin du jour…
Après de longues déambulations dans ces intérieurs magiques et un peu lassé par tant d'usure, de traces, de poussière et de papiers peints fanés, je fis des incursions dans le monde au-dehors et à nouveau les souvenirs affluant devinrent générateurs de tableaux. Je redécouvrais en pensée des lieux qui m'avaient fasciné auparavant et qui renaissaient au fil des croquis. Le recul du temps rend le souvenir plus dense et le débarrasse des éléments superflus qui l'encombrent pour ne restituer enfin que ce qui est essentiel. Mes tableaux maintenant se souviennent des écluses bruissantes du canal latéral de l'Isle où je naviguais avec ma barque et où des perches noires se réchauffaient au soleil près des nénuphars et des branches affleurantes des saules. Réapparaissent aussi les architectures fortifiées du mur de l'Atlantique, les hangars abandonnés des hydravions sur les lacs des Landes et d'autres sur les rives de la Gironde , envahis par la végétation et les flaques d'eau. Des fantômes de blockhaus inutiles luttent encore contre le sable et l'eau marine et leurs blessures révèlent leur squelette sanglant en métal rouillé. Les abris précaires, les postes de chasse, les réservoirs souterrains sont autant d'endroit qui par marque de définition deviennent aussi des lieux de tous les possibles de l'imaginaire. Il m'arrive parfois de peindre des objets usuels si commun qu'on ne les remarque pas, mais dont l'absolue nudité est transfigurée par le fait même d'être peints.
***
Plus que de décrire, je tente grâce à ces interprétations du réel de donner à voir mon univers mental, mon illusoire désir d'être compris et ma crainte d'oublier. Des confins de l'inconscient naissent des petits dessins à peine formulés qui se métamorphosent avec le temps et deviendront peut-être des tableaux.
Jean-Marie Poumeyrol
Monographies :
- "Dessins Erotiques" de Jean-Marie Poumeyrol. Eric Losfeld Editeur, 1972
- Poumeyrol "Out of Nowhere". Bernard Letu Editeur, 1978
- Poumeyrol "Peintures et Dessins". Editions Baal-Natiris, 1981
- Poumeyrol "Peintures 1982-1986". Editions Natiris, 1987
- Poumeyrol "Peintures 1986-1990". Editions Ramsay, 1991
- Poumeyrol "Peintures 1971-2001". Texte de Michèle Heng. Editions Atlantica, 2002

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